Au théâtre ce soir
Extérieur nuit - tunnel carrelé - lumière blafarde tombant de la moitié des néons en état de marche - quelques silhouettes pressées au loin - aussi loin, devant, sur le mur à droite, le panneau qui indique l'entrée du RER.
La jeune femme (si si !) marche rapidement. Le claquement de ses talons résonne contre la faïence. Elle avance d'un pas léger, malgré les deux sacs qu'elle porte. Un sac à main que d'aucuns appellent une valise, et un autre que tout le monde peut identifier comme contenant un ordinateur portable. C'est la fin d'une journée de travail, mais elle marche légèrement. Pressée de rejoindre la soirée à laquelle elle est conviée, elle avance vers le parvis menant à l'entrée du RER.
Zoom accéléré sur un groupe de trois mecs, devant la jeune femme (oui j'insiste !). Un dont elle voit le dos, encadré par les deux autres qui lui font face. Visages bien visibles. Éclats de voix.
Soudain, le type de dos s'écroule en hurlant. Les deux autres se barrent en courant, chacun par un des deux escaliers qui remontent vers la surface, loin du complexe commercial alentour. Elle a le temps de voir une pochette serrée contre le flanc du plus balèze avant, elle aussi, de se mettre à courir (la conne !) pour parcourir les derniers mètres qui la séparent de l'homme à terre, et du sang sur sa main. Qui commence à couler sur le sol. On ne sait pas comment elle s'est débarrassée des sacs qu'elle portait -on peut raisonnablement évincer l'hypothèse du geste délicat empli de féminité et de prévenance pour le matériel transporté- mais elle se retrouve agenouillée près de l'homme.
- Ça va Monsieur, ça va ?
Traveling circulaire accéléré qui entre par les oreilles et fait le tour de ses neurones qui s'agitent dans tous les sens en lui gueulant "ben non pauv'fille, tu le vois bien, que ça va pas, t'en as encore d'autres des questions connes comme ça ?!"
- Monsieur !! Eh !! Oh !! Monsieur, ça va ??????
Le Monsieur -un gamin de vingt ans à tout casser- baragouine un truc qu'elle ne comprend pas et gémit en lui attrapant le bras de sa main encore valide (non, pas le sang, non, bordel, pas le sang !)
Son autre main, à elle, se retrouve sur le portable qu'elle a sorti de la poche, et compose les trois chiffres en tremblant. On entend les mots "agression", "entrée RER parvis sous la station de bus", "sang". Le reste doit être noyé dans le brouhaha de ses neurones et des gémissements du blessé qui semble être tombé passionnément amoureux de sa main gauche. Elle ne bouge plus, ils attendent -seule chose qu'ils puissent faire.
Flashes - superpositions d'images rapides façon "24 Heures Chrono" - Baaan - Baaan - les flics - le Samu - la civière - les talkies-walkies qui grésillent - l'annonce de l'arrestation de deux suspects par une autre patrouille il y a cinq minutes - besoin d'identification - efficacité de la procédure - regard de la fille, aussi vide que son cerveau - montée dans la voiture de police - assise à un bureau dans un commissariat - autour, une Cour des Miracles digne des plus sordides et voyeuristes documentaires sur le travail de notre belle Police - un type qui trébuche contre le pied de la chaise sur laquelle elle attend sagement - gros plan sur le hoquet du clodo - zoom arrière quand le mec lui dégueule sur l'épaule.
Extérieur nuit. Reflets des gyrophares sur l'asphalte.
Rideau.
Ce soir-là, je devais aller voir, au théâtre, "Songe d'une Nuit d'Eté".
Je me suis retrouvée actrice d'un épisode d'une mauvaise série policière. "Chronique d'un Cauchemar Hivernal".
Ma vie est passionnante.